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Marchands de compétences
par CORNET Jacques
En stages pédagogiques au Bénin, les étudiants prennent brutalement conscience de la force des rapports au savoir et de l’inanité totale des injonctions programmatiques...
Vous arrivez en zem (taximoto). Il vous dépose à l’ombre sous le manguier à côté des motos chinoises des enseignants. La grande cour en latérite est écrasée sous le soleil. Vous vous dépêchez vers la salle des professeurs. Longues salutations : « Bonne arrivée, Professeur... ; et ce matin ? ... ; et le voyage ? ... ; et la famille ? ... ». Vous suivez le stagiaire et le maitre de stage dans la classe. Après le soleil, vous avez du mal à accommoder : 80 têtes pas blondes du tout se tournent vers vous, rigolardes. Seules les dents blanches émergent.
Puis vous prenez conscience de la disposition des bancs : une dizaine d’ilots de 6 à 9 élèves permettant à la fois le travail individuel, en sous-groupes et en grand groupe tourné vers le tableau. Grand le tableau. Énorme. Un élève se précipite pour porter votre sac. Un autre avec un chiffon pour essuyer un banc au fond où on vous invite à prendre place. Vous n’en demandez pas tant. Vous remerciez.
Le stagiaire commence, écrit au tableau : « CD (compétence disciplinaire) n° 2 :... ; puis MSA (mise en situation d’apprentissage) n° 2.3. :... ; Consignes n° 2.3.2. :... et enfin, stratégie : travail individuel 15 min, travail en sous-groupes 15 min, mise en commun. Vous prenez conscience que le cours dure 120 minutes et que cette méthodologie est récurrente. Les gosses se mettent au travail avec entrain. Si l’enseignant pose une question, il y en 50 qui crient : “Moi Monsieur, moi, Monsieur...”. Vous vous croyez arrivé au paradis de la pédagogie active...
Retour vers le réel
C’est l’USAID qui a payé le BIEF pour implanter et accompagner du début du fondamental à la fin du secondaire une APP généralisée au Bénin (et ailleurs en Afrique francophone). Le réel, c’est aussi les sigles. APP, approche par compétences bien sûr. USAID, agence d’aide au développement des USA, qui a surtout aidé cette fois une entreprise belge, le BIEF, comme presque toujours dans l’aide bilatérale au développement. Le Nord n’aide que le Nord. BIEF, une remarquable spinoff, ou “spitte foû” en wallon liégeois, mais les Anglo-saxons récupèrent tout, une entreprise qui “jaillit hors”, donc, hors de la recherche, et dans ce cas, fait assez rare, qui a jailli de la recherche en sciences humaines. Dynamique. Rentable.
Son président est aussi professeur à l’UCL : c’est de sa recherche que le BIEF a jailli ! À ce titre, il est aussi expert international. Ce qui offre l’indéniable avantage de pouvoir recommander dans les conférences internationales de l’UNESCO ou de l’IBE ce que le BIEF peut vendre. Il peut même être amené, comme expert, à évaluer ce qu’il a vendu, comme président [1]. Pour l’aider dans ses projets en Afrique francophone et ailleurs, il y a, entre autres, d’anciens membres de CGé. Vous avez raison de lire Traces : militer à CGé, cela peut vous mener loin...
Bien sûr, quelques cadres supérieurs béninois participent aux réformes et travaillent en bonne entente avec le BIEF. j’ai essayé d’en contacter un pour échanger sur l’expérience des stages pédagogiques [2] de nos étudiants dans le cadre de cette APP. Mais il n’avait pas le temps, il était entre deux conférences internationales. L’APP a au moins le mérite de soutenir l’industrie hôtelière et les compagnies d’aviation.
Retour vers la classe
“Je cherche, donc j’apprends.” Pédagogie active oblige. Les 15 min individuelles consistent à chercher et les 15 min en sous-groupes à comparer les résultats des recherches individuelles pour proposer et aller écrire une production de groupe au tableau sous le titre “Résultats”. Productions communes de 3 ou 4 groupes qui seront comparées, corrigées collectivement sur le fond et la forme pour aboutir à une production finale réécrite sous le titre “Synthèse”. Le stagiaire est prié de bien respecter ces conventions. Ce qu’à priori, il fait volontiers puisqu’il retrouve formalisée et standardisée la démarche méthodologique que nous lui avant enseignée pendant trois ans...
Mais, pour les élèves, chercher dans quoi ? Où ? Pas de connexion évidemment, pas d’ordi, pas de courant... Pas de bibliothèque. Pas de manuel. Pas de photocopies... Aucune recherche possible. Et pourtant les gosses de bonne foi font semblant de chercher. Vous vous dites, c’est absurde, c’est un accident, la prochaine fois, cela se passera autrement... Et il y a 8 ans que je vois cela plusieurs fois chaque année... Une fois, un groupe propose comme résultat un texte qui fait réagir le professeur. “Où as-tu trouvé ça ?” Et le gosse rit gêné. “C’est dans la bibliothèque Casimir que tu as trouvé ça !” Le gosse acquiesce en rigolant. Le prof s’appelle Casimir et je comprends par la suite que le gamin a anticipé le cours et recopié à partir du cahier de son grand frère la synthèse dictée l’année précédente...
De toute façon, personne n’est dupe : la seule chose qui compte, c’est la mémorisation de la synthèse et là, ils sont très fort. Ils seraient capables de la mémoriser en chinois, ce qui reviendrait d’ailleurs au même, puisqu’ils n’y comprennent pratiquement rien et n’essaient même pas puisque cela ne leur est pas demandé.
Cette année, un stagiaire et moi avons assisté à une leçon sur l’agriculture en milieu tempéré océanique. À aucun moment sur les deux heures, le professeur ne s’est tourné vers nous. Imaginez que vous donnez un cours sur le Bénin avec deux Béninois au fond de la classe sans leur donner la parole... À la fin de la leçon, je me lève et demande aux gosses d’où on vient. Silence ahuri. Je leur dis qu’on habite et vit en milieu tempéré océanique. Consternation. Ils ne pouvaient imaginer une seconde que le milieu tempéré océanique pouvait exister ailleurs que dans la synthèse à étudier par cœur.
Et aux deux heures de concertation pédagogique hebdomadaire obligatoire, il y a toujours un coordinateur ou un candidat inspecteur pour expliquer aux étudiants en quoi la MSA crée un conflit sociocognitif qui favorise un apprentissage constructiviste... Et il a raison, même si en même temps heureusement d’autres rigolent, car c’est l’utilisation de ces mots magiques qui lui permettra à lui au Bénin, comme au BIEF dans le concert international, d’améliorer sa position et d’assurer sa domination.
Retour vers la Belgique
C’est là que nos étudiants comprennent par l’absurde notre obsession du sens en pédagogie et des rapports au savoir et la cohérence sociologique qu’il y a entre l’utilisation du savoir dans une société et sa manière de le transmettre à l’école. Là qu’il y a place pour un peu de sociologie et d’anthropologie culturelle élémentaires. C’est parce que l’autonomie individuelle est au fondement culturel des sociétés modernes occidentales qu’elles promeuvent la démarche active, la recherche, le tâtonnement expérimental, le constructivisme... Et c’est parce que le lien, la cohésion sociale (l’exact contraire de l’autonomie individuelle) sont au fondement culturel des sociétés traditionnelles qu’elles privilégient la transmission, l’initiation, l’autorité des anciens. Et pour ces raisons que notre impérialisme pédagogique est voué à l’échec.
C’est là aussi que les stagiaires comprennent qu’il est possible de respecter scrupuleusement un programme sans tenir compte une seconde de ses intentions déclarées. C’est là qu’ils comprennent qu’il est possible, et même recommandé, de réaliser une approche par compétences pour enseigner des savoirs morts et vides. C’est là qu’ils comprennent la Belgique par le Bénin, les textes officiels belges et leur impact sur la classe. Et c’est là qu’ils décident de ne jamais faire comme le BIEF et de tout faire plus tard pour donner du sens aux apprentissages.
notes:
[1] L’approche par compétences en Afrique francophone : quelques tendances, Xavier Roegiers, IBE Working Papers on Curriculum Issues nº 7, 2008.
[2] Les étudiants qui partent au Bénin le font sur base volontaire, en totale indépendance des projets de “coopération” du BIEF, et financent eux-mêmes leur voyage. Ils y effectuent un stage pédagogique exactement comme ils le feraient en Belgique dans les écoles belges.